“Journaliste, acteur ou témoin ?” En réunissant trois personnalités complémentaires du monde de la presse, Eric Fottorino, Serge July et Phil Chetwynd, les Tribunes de la Presse 2023 ont pris le temps, ce jeudi 16 novembre 2023, de se questionner sur les fondamentaux du métier de journaliste.
Un dirigeant d’agence de presse et un grand reporter exercent-ils le même métier ? Si leur vision diverge parfois, la passion et la rigueur nécessaires à la bonne pratique de leur profession les font régulièrement parler d’une seule voix. À la modération de la table-ronde, Christophe Lucet, éditorialiste à Sud Ouest, interroge Serge July sur la difficulté de tempérer les “sujets chauds”. Le cofondateur et chroniqueur de Libération reconnaît la complexité de l’enjeu : “Quand on sort un quotidien, la tentation la plus spontanée est de s’emporter. Or, le métier de journaliste consiste justement à refroidir un événement”. Un avis que partage Phil Chetwynd, directeur de l’information de l’AFP : “Les médias doivent s’adapter à la consommation de news de la population en temps réel. Ils n’ont plus d’autres choix que de suivre le fonctionnement des agences. Pourtant, ce qui se passe dans le temps réel est extrêmement difficile à raconter”.
Une dégradation des conditions de travail des journalistes
Au fil de la discussion, les trois invités se retrouvent sur l’exigence de la mémoire, de la prise de recul, de l’approche sincère, mais aussi sur le risque existant de dilater le présent à la faveur d’un instantané manquant de justesse. Journaliste, cofondateur des Éditions du 1 et ancien Directeur du quotidien Le Monde, Eric Fottorino rappelle quant à lui l’importance du terrain et du vécu, en s’adressant particulièrement aux lycéens neo-aquitains (nombreux dans la salle des Tribunes de la Presse 2023) et jeunes journalistes : “Notre métier, c’est d’aller voir. La vérité n’est pas dans les écrans, mais sur le terrain. Quand j’étais journaliste au Monde, on m’a très vite envoyé en Ethiopie. J’avais peur de ce que j’allais trouver là-bas. Avant de partir, je suis allé dans le service documentation du journal et j’ai lu tout ce que j’ai pu sur le sujet. Sur place, je n’ai rien finalement vu de ce que j’avais lu. En fait, ces témoignages faisaient partie de l’écosystème du moment. En Ethiopie, j’ai rencontré tous les maux du tiers-monde, certes, mais j’ai surtout rencontré des forces de vie incroyables. Il faut prendre conscience de l’importance de l’épaisseur du réel”.
Forts de leurs expérience étoffée au contact de autres (les trois invités de la table-ronde réunissent à eux-seuls plus de 110 ans de journalisme), Serge July, Phil Chetwynd et Eric Fottorino s’accordent également sur la dégradation des conditions de travail dans le métier qu’ils observent et sur la prise de risque toujours plus grandissante à produire des témoignage aujourd’hui. Ils prennent l’exemple actuel du confit isréalo-palestinien. “Être un bon journaliste, c’est aussi ne pas respecter les consignes, lorsque notre métier nous le demande. On n’a pas le droit d’entrer à Gaza ? Il faut y être quand même” déclare Serge July.
“Quand la photo n’est pas bonne, c’est qu’on n’est pas assez près”
Mais qu’en est-il du devoir d’information lorsqu’un journaliste est tué dans le cadre de sa mission ? Plus d’une trentaine de journalistes ont été tués depuis le début du conflit entre le Hamas et Israël, dont au moins une douzaine dans l’exercice de leur activité. Phil Chetwynd reconnaît qu’”assumer le danger est une grande responsabilité”. Il explique : “Quand un membre de notre équipe trouve la mort, on se pose la question : était-ce vraiment nécessaire d’être là?”. Eric Fottorino complète en rappelant la citation de Robert Capa : “Quand une photo n’est pas bonne, c’est qu’on n’est pas assez près” et la commente : “Or, être près, c’est courir le risque”. Il se souvient du reporter Patrice Claude, grand reporter au Monde, qu’il a envoyé une trentaine de fois en Irak : “Patrice prenait des risques monstrueux, mais je lui faisais confiance. Ses reportages faisaient l’admiration de ses confrères et des lecteurs. Ses articles étaient toujours attendus”.
Une confidence qui amène à se questionner sur le goût de la prise de risque. Faut-il forcément se mettre en danger pour produire un bon journalisme ? “Pas forcément”, répond Serge July. “Mais il faut comprendre que notre métier est plus difficile qu’avant. A cause des réseaux sociaux, évidemment, mais aussi des demandes de justifications constantes auxquelles on doit faire face ! La communication omniprésente des appareils étatiques entre aussi en jeu. On nous intoxique en permanence !”. Une prise de position partagée par Phil Chetwynd, qui rappelle l’exemple récent de l’association israélienne Honest Reporting, qui suspectait début novembre les journalistes d’avoir été prévenus en amont des attaques du Hamas. Il avoue : “Dans ce contexte, comment ne pas être sur la défensive ? On essaie de faire notre boulot le mieux possible, avec le maximum de transparence et de déontologie… Mais je dois dire que c’est difficile. Parce que la malhonnêteté, cela fonctionne ! Ces insinuations à l’égard des journalistes ont déjà des retentissements, le mal est fait. Aujourd’hui, on pose des questions aux journalistes qui n’existaient pas avant”.
****
Texte : Laurène Secondé, journaliste et membre active du Club.
Plus d’infos sur le site des Tribunes de la Presse 2023.