Au Club, le 24 avril dernier, jeunes et anciens avaient rempli la grande salle pour explorer le demi-siècle des événements de Mai dans le cadre de notre Printemps de débats. Avec une question centrale : quel a été le rôle des médias ? « Cette manifestation annuelle est l’occasion pour le Club de la Presse d’observer les changements lire la suite

Au Club, le 24 avril dernier, jeunes et anciens avaient rempli la grande salle pour explorer le demi-siècle des événements de Mai dans le cadre de notre Printemps de débats. Avec une question centrale : quel a été le rôle des médias ?

« Cette manifestation annuelle est l’occasion pour le Club de la Presse d’observer les changements dans la vie des journalistes, de la presse et des médias. Nous ne pouvions donc passer à côté de Mai 1968 ! » Laetitia Langella, journaliste à TV7 Bordeaux et présidente du Club, a ouvert la première conférence du Printemps en accueillant deux « anciens » et un chercheur universitaire. Jean-Marie Dupont était à l’époque rédacteur au service Jeunesse-Education du Monde, et Yves Agnès rédacteur chargé des questions éducation, jeunesse, université à Ouest-France. Jean-Jacques Cheval est professeur à l’université Montaigne, en histoire des médias et du journalisme. L’animation du débat fut assurée par Marie Huguenin et Clément Billaudel, qui ont d’abord demandé aux intervenants de répondre à trois questions : «  Où étiez-vous et que faisiez-vous en 1968, comment les événements ont-ils influé sur votre métier de journaliste, et que s’est-il passé après dans les médias ? »

Virages décisifs

« J’étais entré au Monde en 1961, après avoir milité à l’UNEF, se souvient Jean-Marie Dupont, et mon travail principal était de suivre la jeunesse. Il y avait trois autres confrères sur l’éducation. En 1968, j’ai juste trente ans. J’arrivais très tôt le matin et je recevais les papiers de ceux qui travaillaient dans la nuit. Il y avait déjà des tensions entre les confrères qui couvraient la police et ceux qui étaient chargés des étudiants. Nous avons eu des débats assez vifs. Et comme il n’y avait plus de kiosques pour diffuser les journaux à cause des grèves, nous allions vendre le journal après l’avoir fait ! »

Il se rappelle de deux articles de son journal  qui, pour lui, ont fait basculer l’actu : « Fin mai un papier très court d’Hubert Beuve-Méry, « oui à la réforme, non à la chienlit », et ensuite un autre de Bertrand Girod de l’Ain, « le bateau ivre » sur l’existence des Katangais et de leur stock d’armes. Cela marquait les virages décisifs du mouvement. »

De son côté, Yves Agnès était à l’agence de Ouest-France à Caen. « On ne l’a pas dit partout, explique-t-il, mais il y a aussi eu des morts en mai 68. Ainsi à Caen, une révolte de jeunes ouvriers de 300 C.A.P. différents a fait un mort et de nombreux blessés. Quand les événements sont arrivés, notre rédaction avait déjà travaillé. Elle était considérée comme « rédaction pilote » par le journal. Son directeur était Henri de Grandmaison, qui allait ensuite diriger Le Pèlerin Magazine puis prendre la direction de la rédaction de Sud Ouest. Caen était un foyer de révolution. Les étudiants et les ouvriers grévistes venaient tous les jours nous déposer des informations, ce qui n’empêchait pas les slogans hostiles dans la rue, comme “Ouest-France cochon trahison“ » !

Qu’est-ce que les événements ont changé dans ces deux journaux ? « Pas grand’chose pour moi, estime Jean-Marie Dupont, je me suis engagé un peu plus au Monde, comme délégué du personnel, mais les syndicats étaient un peu vieillots. La rubrique Education s’est transformée, moi je suis passé au social . » Pour Yves Agnès, il y avait deux générations distinctes, « les gens qui ont fait leur apprentissage avec la guerre d’Algérie, et les soixante-huitards venus après. Je n’ai rien de commun avec ces derniers.  A Ouest-France, la direction générale a pris conscience de ce qui se passait et elle a créé une page économique et sociale. »

Jean-Jacques Cheval n’avait que huit ans en 1968, son père était facteur et il a fait trois semaines de grève à Nantes où ils habitaient. A la lumière de ses recherches d’historien, le fils note qu’« il y avait des tensions dans les journaux entre les rédactions et les ouvriers du Livre ». Marie Huguenin observe de son côté « un engagement plus fort des radios privées par rapport aux radios publiques. » Ce que confirme Jean-Jacques Cheval : « France Inter voulait agir mais n’avait pas les moyens des radios privées. Le préfet Grimaud a dit avoir écouté ces radios pour savoir où étaient les manifestations ! »

Alors à quoi tout cela a-t-il abouti ? Qu’en retient-on un demi-siècle après, au moment où des mouvements sociaux traversent à nouveau le pays ? Un auditeur aux tempes grises, dans la salle, soulignera que « pour une grande majorité des jeunes dans la rue en 68, les journaux c’était la presse bourgeoise, une entité à combattre. » Pour Jean-Marie-Dupont, « un mouvement très syndical a essayé de s’élargir dans la presse, notamment par la création de sociétés de journalistes, mais les directions ont refusé d’inscrire cela dans la loi. La presse a toujours été un produit aux mains des financiers.» Pourtant, localement, à Sud Ouest, une société de rédacteurs avait déjà été installée par le fondateur Jacques Lemoîne après la guerre.

Yves Agnès estime que « mai 68 a apporté très peu de choses dans le domaine des médias : la presse écrite n’a pas compris que la génération allait apporter une révolution fondamentale qui bouleverserait le pays des années 70 à 2000. Les journaux sont restés relativement conformistes, les journalistes n’avaient pas envie de se battre, à part quelques militants. Le résultat a été la montée du groupe Hersant, tout le contraire de ce que souhaitaient les manifestants. »

Il y a eu des journaux nouveaux, comme Actuel ou engagés comme Rouge, mais pour Jean-Jacques Cheval «  c’est un constat d’échec, ils n’ont pas pu changer les journaux existants, alors ils en ont créé d’autres, mais n’ont pas pu les développer ». Et Yves Agnès d’ajouter que « le seul phénomène important sera Libération créé le 18 avril 1973 ». Sur une question de Marie-Christine Lipani de l’IJBA, qui leur demandait ce qu’ils pensaient du traitement actuel par les médias des mouvements de rue, Jean-Marie Dupont répond « qu’avant 1962 seuls deux titres, Le Monde et Le Figaro traitaient ces questions à fond, alors qu’aujourd’hui les initiatives se multiplient ». Yves Agnès est plus désabusé : « Aujourd’hui, je me demande si le système médiatique n’est pas seulement un système de spectacle ». Et de conclure, provocateur : « Quand je regarde les télés et que j’écoute les radios je me demande si on ne se f… pas de notre gueule… »

Jean-Pierre Spirlet

  • Jean-Marie Dupont, après ses débuts au Monde, dont il a été directeur adjoint, est devenu directeur de France 3 Aquitaine, puis a rejoint France 3 national. A sa retraite, il a participé à la fondation de l’Observatoire de la Déontologie des Médias, dont il a créé la délégation de Bordeaux.
  • Yves Agnès est devenu l’un des rédacteurs en chef du Monde, puis a été directeur du Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes de la rue du Louvre à Paris. Il est l’auteur de « Lire le journal » sur la presse à l’école, et du « Manuel de Journalisme ».
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