Ce 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, le Club a organisé la projection du documentaire Media Crash au cinéma Utopia de Bordeaux. La coréalisatrice Valentine Oberti était également présente pour évoquer avec la salle, pleine, les motivations de cette enquête ainsi que sa propre expérience en rédactions.
Le 3 mai était la journée mondiale de la liberté de la presse, date à laquelle Reporters Sans Frontières (RSF) publie son classement des pays libres à ce sujet. La France, à la 26e place sur 180, en gagne huit par rapport à 2021, pour critères modifiés. L’ONG y pointe cependant le fait que « le cadre légal reste insuffisant pour lutter contre les concentrations verticales des médias dans les mains d’une poignée de propriétaires. »
C’est justement le sujet qu’aborde le documentaire Media Crash, dont la projection a été organisée par le Club ce 3 mai 2022 au cinéma Utopia. Le film d’une heure trente dépeint des faits « qui ont valeur d’exemples » et a été coréalisé par Luc Hermann, journaliste à Premières Lignes, et Valentine Oberti, membre de la rédaction de Mediapart. À l’Utopia, la journaliste a discuté avec le public après la séance afin d’évoquer les coulisses de ce film ou les questionnements liés à son parcours.
« Le basculement s’est fait de façon assez nette pour moi […]. Il était évident qu’il n’y avait pas 1000 endroits où je pouvais aller après cette énorme déception. »
Valentine Oberti
Diplômée en 2007 de l’Ecole Supérieure de Journalisme (ESJ) de Lilles, Valentine Oberti se fait connaître du grand public dans l’émission Quotidien diffusée, à l’époque, sur Canal +. Elle avait « choisi » cette rédaction, après plusieurs expériences à RFI, France 24 ou RMC, pour y traiter de thèmes moins relayés dans les médias. Jusqu’au jour où elle voit son sujet sur la vente d’armes de la France au Yémen censuré.
Les arguments avancés pour empêcher la diffusion d’informations, recueillies dans un dossier d’État, ne tiennent pas la route mais la rédaction de Canal + plie. Valentine Oberti se heurte pour la première fois au dysfonctionnement du système médiatique : « Le basculement s’est fait de façon assez nette pour moi […]. Je me suis dit que si je ne partais pas d’un endroit pour des raisons éditoriales, je n’allais jamais partir. Il était évident qu’il n’y avait pas mille rédactions où je pouvais aller après cette énorme déception. »
Media Crash : illustrer les dysfonctionnements du système médiatique
Cette expérience, Valentine Oberti l’explicite dans Media Crash à titre d’exemple pour dénoncer une problématique plus large : la défense d’intérêts privés au détriment d’informations d’intérêt public. Le documentaire revient sur plusieurs cas d’école – Vincent Bolloré ou Bernard Arnault, milliardaires, dont on ne compte plus le nombre de médias qu’ils détiennent. Il aurait pu citer Patrick Drahi, Xavier Niel ou la famille Bouygues ; quelques noms dans la galaxie de la concentration des médias mise à jour chaque année par Le Monde Diplomatique. Cela n’aurait pas permis de s’étendre ces cas concrets et montrer les symptômes d’un système médiatique agonisant.
L’une des interrogations les plus revenues dans la salle : qu’est-ce qui a mené à une telle concentration ? N’est-ce pas pénalement répréhensible ? La loi supposée « garantir le pluralisme » date de 1986 ; autant dire qu’elle est obsolète depuis l’arrivée d’internet et ne prend pas en compte les divers formats autres que quotidiens qui ont émergé. Le JDD ou Paris Match, entre autres, y échappent. Sans parler du manque de volonté politique pour « offrir les garde-fous nécessaires aux rédactions ».
Le seul regret des deux documentaristes, au-delà d’un temps restreint de réalisation : qu’aucun journaliste de Cnews, BFM ou Journal du Dimanche n’aient parlé face caméra. « Les journalistes ne sont pas protégés. Cela doit justement nous interroger sur l’état de la capacité d’autocritique », relève Valentine Oberti.
Si Vincent Bolloré est tant cité, c’est parce qu’il est le seul à intervenir activement sur le contenu des médias en sa possession pour faire transparaître une idéologie catholique et conservatrice. Pire encore, « il pourrait avoir sous son contrôle toute la chaîne d’une information ou d’un contenu public ». Secteurs de la communication, de l’édition, les cinémas CGR… on ne l’arrête plus.
Le droit à l’information, un enjeu démocratique
Dans la course à l’extrême-droitisation du débat public (voir, par ex, la place prépondérante de l’immigration dans les thèmes abordés par les médias ces dernières années), Valentine Oberti a trouvé urgent de réagir face à l’échéance de l’élection présidentielle et au soutien d’E. Zemmour par Vincent Bolloré. Le tournage de Media Crash a débuté en septembre 2021, pour une parution en salles au début février 2022.
Il n’est diffusé que de façon ponctuelle, à la demande, avant une mise en ligne sur le site de Mediapart le 16 mai : « c’est un film réalisé dans l’optique de rencontrer le public et de discuter sur ce qui est […] un bien commun : le droit à l’information. » Après la séance de ce 3 mai, le public a posé durant une heure toutes ses questions, permettant d’approfondir le documentaire, ou d’élargir vers des thématiques plus générales.
Vidéo tirée du site du Sénat
Une commission d’enquête concernant cette hyperconcentration a été ouverte mais n’a fait que peu de bruit, témoignant « peut-être d’un désintérêt pour ce sujet », déplore la journaliste. La place de l’information devient moindre au profit de débats, complète-t-elle : « On peine à voir la base factuelle qui permet les analyses ».
La logique financière a pu prendre le pas sur l’information de qualité : produire plus et plus vite. Il en devient compliqué de faire de l’investigation dans des rédactions n’en produisant pas, souligne Valentine Oberti : « Faire de l’enquête demande du temps, et le temps c’est de l’argent ». Tout n’est pas noir pour autant, divers médias indépendants émergent – dont une belle partie en Nouvelle-Aquitaine ! – usant du temps long pour rendre compte de faits de société. Des solutions sont aussi esquissées par divers collectifs, comme Informer n’est pas un délit ou Un Bout des Médias.
Le débat public est mort, vive le débat public !
Bonne nouvelle : le débat public se renouvèle, sur les réseaux sociaux comme dans les médias indépendants, tels que Mediapart vivant des abonnements. Face aux représailles judiciaires, le pure player a prévu en 2021 un budget spécial de 150 000 € pour ces procédures. Sur les 300 procès menés contre Mediapart depuis sa création, seuls 5 ont été perdus. Quant à Vincent Bolloré, il a toujours été reconnu en tort et a même été sanctionné pour procédures abusives.
Le message de la fin du documentaire pour Valentine Oberti : « Les journalistes qui sont dans des rédactions qui ne font pas d’enquête et essaient de sortir des choses sont plus méritants que ceux à Mediapart qui ont le luxe et la liberté de faire ce qu’ils veulent, comme ils le veulent. Dans chaque rédaction en France, il y a des journalistes qui repoussent les limites du cadre contraint dans lequel ils évoluent et sortent des pépites ». L’investigation n’est pas morte et le débat public vivra avec elle !
Un grand merci à Eva Fonteneau, vice-présidente du Club, correspondante à Libération et journaliste à Sud Ouest, ainsi qu’à Maxime Giraudeau, tout juste diplômé de l’IJBA et journaliste à La Tribune Bordeaux, d’avoir préparé cette rencontre. Le Club remercie également le diffuseur Jour2fêtes et la journaliste Valentine Oberti pour ces échanges !
Photo : Valentine Oberti, coréalisatrice de Media Crash, entourée d’Eva Fonteneau, journaliste et vice-présidente du Club, ainsi que Maxime Giraudeau, journaliste et président du Club Junior.