Il y avait salle comble au TnBA mercredi 23, pour le lancement de la rencontre annuelle du Conseil Régional de Nouvelle Aquitaine sur l'actualité : « Médias, Ukraine, Religions... La guerre des identités »
(Photo Paul Robin, Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine)
« C’est une petite fierté pour nous : la création de cette manifestation a été voulue et inventée par la Région... », Alain Rousset, le président du conseil régional a ouvert en ces termes le nouvel épisode des Tribunes de la Presse, prévu jusqu’au 26 novembre sur un thème qui trouve de nombreux échos dans l’actualité. Et il a rappelé les origines de la rencontre : « J’avais un chagrin : c’est la disparition des Universités d’Eté de la Communication, portées par la Ligue de l’Enseignement. Nous cherchions à trouver le moyen pour que la culture et les sciences soient à nouveau à l’étude. Et avec Jean-Pierre Tuquoi, nous avons lancé les Tribunes. Pourquoi de la presse ? Parce que tout le monde est bien conscient des risques, dans le monde d’aujourd’hui, que la presse perde son indépendance pour des raisons politiques ou à cause des puissances d’argent. »
Le président de la Région évoque ensuite le travail des journalistes, « qui me rend admiratif, sur leurs capacités de recherche d’écriture et de vulgarisation. Je ne peux pas commencer ma journée sans lire Sud Ouest, puis à Bordeaux nous avons la chance de lire l’éditorial du Monde en début d’après-midi. »
Il remerciera les autres soutiens apportés au fil des années : « Bernard Guetta, le président des Tribunes, prix Albert Londres au très beau parcours, le partenariat avec l’Agence France Presse dont Jean-Pierre Tuquoi est très heureux, avec Sud Ouest, avec Cap Sciences, qui est le lieu qui remporte le plus de public à Bordeaux. » Il salue également l’action de Didier Pourquery, président du site The Conversation qui prépare et anime de nombreux débats.
Sans oublier les jeunes, qui sont régulièrement associés par leurs professeurs, à commencer par les lycéens et les étudiants en journalisme ou en communication. L’IJBA est un grand partenaire qui anime également des ateliers. « Nous avons besoin de parler aux jeunes, ajoute Alain Rousset, tant il est important qu’ils se sortent des réseaux électroniques et des fake news. »
Abordant le thème central des Tribunes, il rappelle qu’à la Région, « la majorité n’a pas changé, il n’y a donc pas le risque de voir le thème de l’identité s’exprimer par le repli ! J’aurai beaucoup de plaisir à entendre certains intervenants. »
LE PRIX JEAN LACOUTURE A THOMAS SNEGAROFF
A l’issue de l’inauguration, Alain Rousset présente l’attribution du premier “Prix Jean Lacouture“, en hommage au grand journaliste, à l’écrivain disparu. C’est l’ancien ministre Hubert Védrines qui le remettra à Thomas Snégaroff, pour “Putzi, le pianiste d’Hitler“.
Ce livre, paru aux éditions Gallimard, révèle « que c’était une sorte d’attaché de presse du dictateur » dans le mode de l’horreur. Et de poser la question de l’identité : « Ce type était-il un clown ou un monstre ? » . Il cite une réalité historique méconnue : avant la seconde guerre, dans les années 36, les USA et la Grande Bretagne ont eu des nazis militants dans leur population.
BERNARD GUETTA ET L’IDENTITE DES PAYS
Il revenait ensuite à Bernard Guetta, président des Tribunes, d’évoquer, au bout d’une longue carrière d’éditorialiste, la notion d’identité à travers l’histoire des pays . A commencer par l’Ukraine, pour rester dans une actualité tristement remplie. « L’idée de Poutine, quand on le relit, explique-t-il, est qu’il n’y a pas d’identité ukrainienne, et que l’Ukraine n’est qu’une province russe. » Mais il serait vain de croire que cette analyse ne s’applique pas à d’autres pays. « En Inde, pourquoi le premier ministre persécute-t-il autant les musulmans, sinon parce qu’il pense que l’identité de son pays ne passe que par une seule population, celle des hindous ? Et en Chine, où les Ouïghours sont pourchassés ? Il n’est pas question qu’une autre population que les Chinois n’expriment leur identité. » Il y ajoute « les pays de l’Islam, la Hongrie à identité chrétienne, les USA avec M.Trump et son “America is back“ ».
Comment s’expliquent ces phénomènes ? « Ma première hypothèse est que la Guerre Froide avait gelé le cours de l’Histoire. Dès que des intérêts vitaux n’étaient plus à défendre, on assiste au retour de l’histoire des nations et des peuples. Et beaucoup de ces nations veulent s’affirmer, avec une force incroyable, parfois par la guerre. » Il évoque un retour à l’identité locale, aux racines, aux produits locaux autant qu’aux communautés ethniques, religieuses, nationales .
LES VERTIGES DE L’IDENTITE
Le dernier échange a permis à Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences, animateur de l’émission “Le pourquoi du comment“ sur France Culture, d’évoquer les nouvelles pistes de l’identité. « Le problème aujourd’hui, c’est qu’en quelques clics on peut fabriquer son identité numérique. Chacun est alors confronté à des arguments qui confirment ce qu’il croit déjà. Il y a dans le numérique la possibilité que la communauté nationale se balkanise et se structure de façon séparée et partisane. Il y a alors une incompatibilité entre l’identité et le changement. »
Deux nouveaux venus sont alors arrivés dans l’arène : Elie Barnavi, historien et essayiste, ancien ambassadeur d’Israël en France, et Slimane Zéghidour, journaliste franco-algérien. Ce qui est effrayant, estime Elie Barnavi, c’est quand les gens savent exactement qui ils sont, où est leur identité, quand ils savent s’ils sont ceci ou cela. Pour moi c’est beaucoup plus compliqué, j’essaye d’allier tout cela de la manière la plus harmonieuse. Nous ne sommes pas tous pareils, il y a des identités globales, de groupe, nationales. Il faut se demander de quoi elles sont faites. ». Slimande Zéghidour répond avec une boutade : « J’aurais tendance à dire comme un certain film : Mon nom est personne ! Je pense que les deux pays où la rage identitaire est la plus forte sont l’Algérie et la France, et du fait que je suis né dans l’un et que je vive dans l’autre me crée des problèmes. »
De son côté, Elie Barnavi répugne à dresser des listes d’appartenance. « Mais je crois que je suis d’abord un juif israélien, et c’est là-bas que je sens une appartenance politique. Je pense qu’il faut voter là où est votre vie. » Et il conclut par une citation d’Amine Maalouf : « Une identité se fait meurtrière quand elle se fait exclusive ».
PIERRE HURMIC ET L’IDENTITE DE BORDEAUX
Le maire de Bordeaux, pour être né à Saint Palais en 1955, est venu ensuite habiter Bordeaux à l’âge de six ans. Qu’y a-t-il découvert ? Les Tribunes le lui ont demandé, avant de le faire participer à un débat sur l’identité de la Garonne, au moment où les fleuves sont souvent inclus dans les campagnes de protection écologiques mondiales.
« Cette ville m’a façonné, déclare-t-il aujourd’hui, mais aussi fasciné. Mon premier souvenir, c’est le moment où, dans la berline familiale, mon père a prononcé “Le pont de Pierre !“. On est un peu Narcisse à six ans… Je ne me doutais pas que bien des années plus tard, j’allais célébrer avec les Bordelaises et les Bordelais le 200 ème anniversaire de ce pont. »
Quels liens d’identité a-t-il noués avec des rues, des places, des quartiers ? « Quand on est maire, répond-t-il, on aime tous les quartiers, car on se préoccupe de toute la ville. Mais je suis très attaché au marché des Capucins, depuis vingt ans j’y suis tous les dimanches matins. Et à d’autres lieux, comme la place Stalingrad, qu’il va falloir rendre plus verte, ou encore la place Nansouty. »
Cette découverte des quartiers et de la Garonne n’est pas étrangère aux premiers métiers de Pierre Hurmic. « Quand j’ai cherché du travail, j’ai trouvé un poste de journaliste à La Vie de Bordeaux. Et j’ai donc parcouru tous les quartiers pour en raconter l’histoire. » Devenu ensuite avocat, il s’est intéressé aux grandes causes et c’est ce qui l’a amené à décréter l’urgence climatique pour Bordeaux. « J’ai pris l’engagement que toutes nos politiques municipales soient analysées à l’aune des objectifs climatiques, précise-t-il, et j’ai une adjointe qui en est spécialement chargée. En deux ans, nous avons multiplié les mobilités vélo (+ 40% en un an) et en 2021 nous avons beaucoup développé les pistes cyclables. Et une ville comme la nôtre a des partenaires financiers à qui nous demandons de répondre à la question de leur impact climatique. Et nous les choisirons à l’avenir en fonction des efforts qu’ils feront dans ce domaine. »
A l’animatrice Anne Solange Muis qui lui demande comment il envisage l’avenir de l’écologie urbaine, le maire répond « que l’on a remarqué que la croissance de Bordeaux était celle du béton armé. Or, il y a d’autres techniques de construction, donc on les développera. Et l’on demandera des espaces de pleine terre et de végétation. »
GARONNE : OUI A L’IDENTITE JURIDIQUE
Le débat suivant portait plus spécialement sur le statut du fleuve qui traverse Bordeaux. De nombreux Etats et villes du monde dotent les grands cours d’eau d’une personnalité juridique. En Inde, par exemple, le Gange dispose du même statut qu’une personne. Cela se double du traitement d’un problème grandissant, celui de la pénurie d’eau potable. Aujourd’hui, une ville moderne consomme en moyenne 140 litres d’eau par jour et par habitant, alors qu’au XVIIIème siècle c’était 20 litres seulement. « Quand je suis arrivé à Bordeaux, note Pierre Hurmic, j’ai découvert un fleuve totalement ignoré : les Bordelais lui tournaient le dos. Or, Camille Jullian avait déjà dit que “Bordeaux était un cadeau que la Garonne avait fait à la France“ ! C’est un point fondamental. Un de mes élus veut sauver la Garonne en lui donnant une personnalité juridique. Michel Serres disait même qu’il fallait supprimer le “la“ et dire “Garonne“. Pour le reste, sur le terrain, j’ai moi-même plaidé contre la prolifération des gravières qui ont littéralement pillé le lit de la rivière. » Pour Lucile Schmidt, co-fondatrice et vice-présidente de la Fabrique écologique, « il faut recevoir un fleuve comme un vaste ensemble dont on ne peut isoler un morceau ». Elle cite le cas de Lyon, « où il y a deux fleuves, et on a d’abord supprimé les parkings pour faire une promenade. Le problème est que dans notre Constitution la pensée de la nature n’existe pas. »
« Or, on a besoin d’avoir des débats sur les droits de la nature, et les citoyens attendent des formes d’élaboration. » Le maire estime « qu’il faut étendre le principe « pollueur/payeur » à toutes les strates de la société ». Et il souligne « que nous sommes un des pays où il y a le plus d’associations environnementales, que je félicite au passage ». Alexis Jenni, écrivain et prix Goncourt 2011 donne l’exemple actif du parlement de Loire, « un espace démocratique créé entre tous les participants à la sauvegarde du fleuve. »
RECONNAISSANCE FACIALE : TOUS FICHES DEMAIN
Le samedi, dernier jour des Tribunes, deux débats dans la matinée allaient concerner un peu plus les médias. Le premier, en partenariat avec Sud Ouest, portait sur la “Reconnaissance faciale“ et était animé par Didier Pourquery, président du site The Conversation. « Au cœur de la problématique, explique Asma Mhalla, enseignante et experte en économie numérique, il y a des enjeux géopolitiques, des contrôles dans les aéroports, le déverrouillage des smartphones, les caméras, tout cela participe d’usages individuels avec confort d’utilisation. Mais on accepte des technologies par ailleurs invasives, avec la reconnaissance faciale, puis des usages sécuritaires, voire militaires que tous les régimes autoritaires pratiquent sans se poser de questions. » Pour Alain Bauer, professeur de criminologie appliquée, le cas des Jeux Olympiques de 2024 va être important : « Toute une série de nouvelles technologies vont être appliquées ». Il rappelle l’affaire des faux billets d’entrée pour des matchs à Paris, « tout le problème ne sera pas d’interdire, mais de dire ce qui pourra marcher. Il y a plein d’éléments qui méritent d’être précisés et contrôlés. » Elia Verdon, chercheuse sur la surveillance de l’Etat en démocratie, estime qu’il ne faut pas faire des enjeux de “risque zéro“. Alain Bauer conclut « que l’on est tous d’accord pour dire qu’il y a des dangers, et il faudra donc une mobilisation citoyenne pour permettre des solutions. »
DES JOURNAUX INODORES, INCOLORES ?
Le dernier débat des Tribunes abordait les difficultés de la presse, avec tout d’abord Nicolas Brimo, directeur délégué du Canard Enchaîné, qui notait que dans les journaux nationaux « il y a peu de smicards actionnaires… Pourquoi cela va-t-il mal ? Parce que l’industrie de la presse écrite est malade, qu’il y a une désaffection des jeunes et que la presse écrite française est chère, voire très chère ». A quoi Yves Harté, ancien directeur éditorial de Sud Ouest apportait un bémol : « La PQR tire son épingle du jeu, en surveillant de près les coûts industriels, même si c’est avec beaucoup de difficultés économiques. Elles sont dues aux nouveaux modes d’information liés aux réseaux sociaux, mais aussi à un formatage qui touche toutes les formes de presse. La solution est de mettre en œuvre une idée précise du journal qui vous intéresse, comme l’a fait Jean-François Kahn avec deux journaux, et cela va attirer des lecteurs ». Il cite aussi Sud Ouest Dimanche qui a ainsi gagné 60.000 lecteurs en quelques années.
Mémona Hintermann, journaliste et auteure, note que si en Allemagne la presse reste dans un circuit industriel, aux USA bien des journaux, comme le Chicago Tribune et le Los Angeles Times ont disparu sous le format papier. Elle évoque également les problèmes de la télévision en France, estimant « qu’entre France 2 et France 3 on ne peut pas avoir deux locomotives sur le service public. » Et sur la formation des journalistes, elle voudrait « poser la question des écoles de journalisme, car on a mis la barre très haut, par exemple à Sciences Po au niveau maîtrise, et cela pose un problème d’origine sociale des étudiants. »
ALAIN ROUSSET : « DES REVUES DE PRESSE CONTRE LES FAKE NEWS »
L’écho de Sciences Po allait résonner avec le mot de la fin, qui appartenait à Alain Rousset, président de la Région Nouvelle Aquitaine. « J’avoue avoir une addiction particulière pour la presse écrite. Je ne voudrais pas que toutes ces évolutions la fassent disparaître. C’est un grand défi à relever : montrer et incarner la presse avec un journalisme que l’on voit. Et cela donne aussi des parcours d’étudiants. » Il se souvient de son parcours à l’Institut d’Etudes Politiques, « où l’on nous faisait faire des revues de presse. Je me demande s’il ne faudrait pas offrir cet exercice à l’ensemble des jeunes, pour lutter contre les fake news. »
Il rappelle une action du Conseil Régional qui avait accompagné l’éducation aux médias des lycéens en installant des kiosques de presse dans les établissements. « Jean-Pierre Tuquoi me faisait la remarque qu’il avait vu aux Tribunes des élèves prendre beaucoup de notes sur l’Ukraine. C’est un des moyens de réagir contre les fake news et l’influence des smartphones. Je suis admiratif envers ceux qui savent écrire vite et bien. » Le président salue également la remise du Prix Reporters d’Espoir et remercie tous les acteurs des rencontres. « Les Tribunes de la Presse, conclut-il, vont continuer l’an prochain sur un thème que l’on va vous concocter bientôt, avec la même appétence, autour de l’intelligence et de la culture. »
LE PRIX REPORTERS D’ESPOIRS A SOLENN CORDROC’H
Le Prix « Presse écrite » des Reporters d’Espoirs était cette année remis à l’issue de ces 12èmes Tribunes de la Presse. Il est allée à Solenn Cordroc’h, journaliste indépendante, passionnée par les sujets de société, l’écologie, la culture et la prospective.
Parmi les médias avec lesquels elle coopère : So Good, M Le Monde, Madmoizelle, Slate, Vice, Upday ou encore Graffiti Art Magazine.
Elle est par ailleurs autrice de guides de voyage parmi lesquels « 20 balades à portée de Passe Navigo » (éditions Hachette) ou “Portraits de Belgrade“ (éditions Hikari).
Elle a remporté le Prix Reporters d’Espoirs 2022 dans la catégorie “presse écrite“ pour son reportage “Haro sur les mariées volées“ paru dans le magazine SoGood. Ce reportage porte sur les femmes volées et mariées de force au Kirghizistan, une tradition contre laquelle luttent des associations sur place qui obtiennent progressivement des avancées.