« Nous ne voulons plus être les forçats de l’info » “Ok on prend le sujet. On te fera un bulletin de salaire à ton nom et ensuite tu t’arranges avec le photographe. Ah, c’est pas possible ? Ben, on prend pas le sujet alors”; “Des indemnités de congés maternité… Hum, pas sûr que vous en ayez”; lire la suite
« Nous ne voulons plus être les forçats de l’info »
“Ok on prend le sujet. On te fera un bulletin de salaire à ton nom et ensuite tu t’arranges avec le photographe. Ah, c’est pas possible ? Ben, on prend pas le sujet alors”; “Des indemnités de congés maternité… Hum, pas sûr que vous en ayez”; “Oups, on a oublié de vous payer ce mois-ci, ça arrivera à la fin du mois prochain”…
Voilà un florilège de la vie de pigiste… en France !
Nous pigistes, journalistes indépendants, nous vivons la crise des médias de plein fouet. En cause, l’arrivée du tout gratuit sur Internet, la baisse de la pub dans les journaux papiers qui ne font plus le plein de lecteurs, la concentration des médias aux mains de quelques gros groupes, le statut d’auto-entrepreneur – illégal pour nous mais largement utilisé, parfois à la demande des rédactions – qui permet aux journaux d’économiser les cotisations sociales, alors que dans certaines rédactions, les salaires démesurés des chefs en feraient pâlir plus d’un.
Variable d’ajustement des journaux, nous subissons depuis 2008 une baisse constante des tarifs des articles et une dégradation croissante de nos conditions de travail.
Qui peut accepter d’être payé parfois plus d’un an après parution d’un article ? D’avancer tous ses frais de reportage, c’est-à-dire de payer pour travailler ? De voir le tarif fixé d’un article revu à la baisse en cours ou en finnde production, quand il n’est pas simplement annulé sans contrepartie ? De n’avoir pas de réponse des rédacteurs en chef, qui sont, certes nos supérieurs hiérarchiques mais aussi des confrères ?
Quand nous nous appelons, avec un brin d’autodérision, les « forçats de l’information« , c’est parce que, derrière les pages bien calibrées de vos journaux, l’information est souvent proposée, relayée, vérifiée par des pigistes, qui proposent des angles originaux, partent en reportage en France et à l’étranger et fournissent du travail de qualité, à moindre coût pour les rédactions. Mais qui sait comment survivent la plupart d’entre nous ?
Notre tribune s’alarme de la précarisation de notre rémunération, quel que soit le nombre d’années d’études ou d’expérience, avec de nombreux pigistes qui gagnent seulement quelques centaines d’euros mensuels pour des semaines de 70 heures. Elle remet aussi en question une façon de travailler que nous voyons comme la garante d’une indépendance et d’une qualité journalistiques indispensables pour rétablir la confiance avec les lecteurs/téléspectateurs/auditeurs.
Pour bien comprendre notre parcours du combattant, voici les grandes étapes de notre quotidien.
Quand on propose le sujet
Ça y est, à force de recherches – un temps long, nécessaire, mais non rémunéré – le pigiste a trouvé LA bonne idée de sujet. Synopsis (résumé) écrit, il l’envoie par mail aux rédactions. Et attend… Souvent, obtenir une réponse, un « oui » ou même un « non », relève du parcours du combattant. Il faut “relancer”, par mail, par téléphone, parfois durant des semaines. Et une incompréhension : répondre par mail ne prend que quelques instants, alors pourquoi ne pas faire l’effort ? “ C’est qu’ils ne sont pas intéressés ”? Que nenni. Il nous est tous arrivé de vendre des sujets à des magazines qui ont répondu à force de relances ! Mais quand la réponse arrive – alleluia – tout n’est pas gagné. Alors que les rédactions ont souvent conscience du faible salaire qu’elles proposent, certaines refusent que le pigiste « revende » (réécrit, sous une autre forme) son sujet à un autre support, même non concurrentiel. C’est pourtant souvent pour le pigiste l’unique solution de gagner décemment sa vie. Car passer une semaine sur un sujet payé 200 euros, non, ce n’est pas viable.
Quand on fait le sujet
Premier challenge : avoir un engagement ferme de la rédaction. Parce que oui, avant de partir en reportage à côté de chez nous, au fin fond de la forêt amazonienne ou dans une zone où la sécurité laisse à désirer, nous avons besoin de savoir au nom de quel média nous travaillons et de nous assurer que le sujet sera bien publié/diffusé et donc payé. Pourtant, combien de fois entendons-nous : « sujet intéressant, faites-le et on avise à votre retour » ?
Et si la rédaction ne prend finalement pas le sujet, j’aurais fait le reportage pour rien ? Qui travaille ainsi, sans garantie ? Et s’il m’arrive quoi que ce soit en reportage, qui me couvre ? Une situation d’autant plus alarmante que les médias rechignent de plus en plus à envoyer leurs propres journalistes sur des terrains compliqués, notamment en zone de conflit, préférant faire appel à des pigistes. Moins protégés par les rédactions, donc plus vulnérables en cas de problème.
Autre défi à relever par le pigiste avant de faire son sujet : faire prendre en charge les frais de reportage par la rédaction. Jusqu’à preuve du contraire, un article ne sort jamais d’une pochette surprise. Cela demande du temps, des déplacements, un investissement financier. Pourquoi nous refuse-t-on alors de payer un billet de train? Ou une nuit d’hôtel parce qu’il n’est pas possible de faire l’aller-retour dans la journée ? Refuser de prendre en charge les frais de reportage revient à faire payer un pigiste pour qu’il fasse son travail. Y’a pas comme un hic ? Et pendant ce temps là, pour les journalistes intégrés à une rédaction la question ne se pose même pas : s’ils partent en reportage, évidemment que leurs déjeuners/nuités/transports/taxis seront payés par le média !
Donc, pour le pigiste, pas d’autre choix que de se transformer en roi du système D. Coucou la génération reportage-couch-surfing !
Quand on rend le sujet
Une fois le sujet terminé, le pigiste n’a en général AUCUNE nouvelle de son article. Cela convient-il ? Y a-t-il des corrections éventuelles ? Souvent, la rédaction s’agite 24h avant le bouclage ultime, alors que cela fait 3 semaines que l’article a été rendu, et que malheureusement, le pigiste est déjà sur d’autres dossiers, quand pas au fin fond de la savane en reportage. Evidemment, sans ses carnets !
C’est sans compter le travail de réécriture. Un peu, c’est normal, mais reprendre trois ou quatre fois l’article quand la rédaction a changé d’avis sur la forme de l’article, c’est du temps non rémunéré et non passé sur d’autres piges.
Enfin, parfois, les sujets sont publiés, montés avec des erreurs ajoutées par les rédacteurs en chef. Non, cette citation n’a jamais été prononcée, et le titre putassier, qu’on ne nous a pas fait valider, va à l’encontre de votre angle. Mais qui va faire face à un interlocuteur outré ? Le pigiste, bien sûr, et non son chef ! Vous avez dit crise de confiance des lecteurs ?
Quand on est payé (si on est payé)
La plupart des rédactions ont ainsi pour habitude de payer les piges seulement après parution. Or selon la périodicité des médias mais aussi les aléas liés à l’actualité et aux décisions éditoriales, il peut s’écouler un (très) long moment entre le jour où l’on transmet le fruit de notre travail et le jour où celui-ci est publié. Il n’est donc pas rare d’attendre plusieurs mois pour obtenir notre dû. Un décalage difficile à gérer alors que nos revenus nous permettent rarement d’avoir des économies de côté.
Mais ce système a une autre conséquence perverse : la tentation pour certains médias de ne tout simplement pas rémunérer notre travail si celui-ci n’est finalement pas publié. Et cela tout en nous affirmant que sa qualité n’est pas remise en cause. Pourtant, le code du travail précise bien dans son article L7113-2 que « Tout travail commandé ou accepté par l’éditeur d’un titre de presse (…) est rémunéré, même s’il n’est pas publié ». Des considérations dont s’encombrent peu certains rédacteurs en chef.
Enfin, cela peut sembler anecdotique mais ce ne l’est pas dans nos rapports avec l’administration et les services de l’Etat, il est également fréquent que la date de la paie et la période de travail mentionnée sur le bulletin de salaire ne soient pas en adéquation.
Celui-ci est d’ailleurs souvent une surprise. La fourchette est ainsi très large entre les rémunérations proposées par les différents médias. Entre un tarif à 30 € le feuillet (1500 signes) et un autre à 250 €, en passant par des rémunérations au forfait, il nous est difficile de nous y retrouver. Sans parler des grilles encore moindre proposées le plus naturellement du monde par certains médias en ligne, par ailleurs salués pour la qualité des articles qu’ils publient.
Bien entendu, il nous est également particulièrement difficile d’accéder aux avantages dont peuvent bénéficier les autres salariés des médias auxquels nous collaborons. Comité d’entreprise, ticket restaurant, mutuelle maison ou prise en charge d’une partie du transport, ne font pas vraiment partie de notre vocabulaire. Quelques rédactions accordent cependant ce genre d’avantages à leurs pigistes, mais à condition de réaliser un certain volume de pige dans l’année, ce qui n’est pas aisé quand on multiplie les employeurs.
Et les photographes ?
Sur ce point, comment accepter aussi que certaines rédactions refusent de fournir deux fiches paies lorsque le travail est effectué par un binôme journaliste-photographe, nous encourageant tout simplement à nous débrouiller entre nous ? Pour les photographes, ce n’est pas Byzance non plus, leurs contrats imposant souvent des droits d’auteurs ridicules en cas de nouvelle publication. |
L’après
Vu le tarif auquel nous travaillons, rares sont ceux qui, parmi nous, parviennent à vivre seulement de leur labeur. Sans Pôle Emploi, la banqueroute nous serait assurée.
Comme pour les intermittents, les entreprises de presse se reposent sur le contribuable pour rémunérer ceux qui travaillent pour elles.
Seulement voilà nous surfons en permanence sur les marges de la légalité. Ce que dit la loi Cressard, qui régit notre statut ? « Toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel » est « présumée être un contrat de travail ».
Mais s’agit-il d’un CDD ou d’un CDI ? Le flou règne, car nous ne signons jamais aucun contrat de travail. Alors, par défaut, Pôle Emploi comme nos employeurs nous traitent, administrativement, comme des CDD à répétition. Bien que ce soit illégal.
La collecte des attestations d’employeur prend un temps délirant. A notre charge d’appeler, de rappeler les services paie de tous nos employeurs pour décrocher tous les fameux sésames. Certains employeurs rechignent également à nous les donner. Ensuite, il faut que les attestations en question soient correctement remplies. Une tâche ardue, vue la complexité de notre statut. Mais une feuille erronée, c’est un trop-perçu de versé, des démarches à recommencer… Si l’on compte le temps pris par notre conseiller Pôle Emploi à essayer de comprendre comment gérer notre situation, le nôtre à demander les papiers, leur rectification, l’envoi de nos bulletins de salaires ET de nos attestations, cela représente une part non négligeable de notre temps de travail.
Une profession qui se précarise
Sur les 36 000 journalistes encartés, 22% sont des pigistes. Ce chiffre grossit d’année en année, puisque 66% des nouvelles cartes sont délivrées à des CDD ou des pigistes. Contrairement aux idées reçues, nous ne sommes pas des « petits jeunes« , puisque 57% d’entre nous ont plus de 35 ans. Le salaire médian est de 1961 euros bruts, contre 3469 euros chez les CDI en rédaction! 30% des pigistes gagnent eux moins de 1500 euros bruts. Précisons que nous ne connaissons pas les 35h et que nos semaines sont élastiques à l’infini.
Les femmes, plus précaires
Les spécialistes de l’emploi remarquent que la féminisation d’une profession va souvent de pair avec sa précarisation. Le journalisme n’y échappe pas! Alors que seulement 36% des femmes sont rédactrices en chef en presse écrite, le chiffre tombe à 23% en TV et en radio. Quant à la pige, les femmes sont désormais majoritaires, représentant 51,5% des indépendants et 56% des CDD.
Conséquences
Au-delà de nos cas individuels, c’est la qualité même du journalisme qui est remise en question. Travailler constamment dans l’urgence, passer moins de temps sur nos sujets, quitte à aller trop vite, être rémunéré au lance-pierres, c’est aussi faire du travail de moins bonne qualité et créer les conditions de la perte de confiance des lecteurs.
Pour sortir du constat victimaire, nous aimerions fournir des outils pour restaurer un « partenariat » sain avec les rédactions.
- Même débordés, les rédacteurs en chef doivent répondre aux pigistes, même rapidement, aux propositions qui leur sont faites. Sans nos propositions, les pages des journaux et les programmes TV seraient bien vides !
- Ils doivent s’engager fermement avant les reportages, grâce à un bon de commande. Définir les conditions de la collaborations avant le départ : tout est clair (sujet, format, tarif, date de rendu…), pour les deux parties. Pourtant, une écrasante des rédactions ne le font pas.
- Les pigistes doivent être payés au rendu de l’article : libre à la rédaction de publier le sujet 6 mois plus tard, mais le pigiste n’a pas à supporter ce délai, qui creuse son budget de façon conséquente.
- Le journalisme sur Internet, qui sera sans doute le support du futur, doit faire des efforts pour payer décemment les pigistes. Nous ne pouvons fournir des enquêtes approfondies avec 10 photos pour 100 euros bruts, quand nous avons travaillé 3 semaines entières !
- Nous demandons à ce que les règles avec Pôle Emploi soient éclaircies et que les rédactions prennent en compte les complexités et particularités de notre statut.
Signer la pétition : https://www.change.org/p/les-entreprises-de-presse-nous-ne-voulons-plus-%C3%AAtre-les-for%C3%A7ats-de-l-info?recruiter=321846591&utm_source=share_petition&utm_medium=copylink