JM Charon

Le 26 octobre, le théâtre L’Inox à Bordeaux a accueilli le sociologue et chercheur associé à l’EHESS Jean-Marie Charon pour une conférence sur son enquête publiée dans son essai « Jeunes journalistes - L’heure du doute », paru en novembre 2023. Cette soirée, organisée et animée par Emma et Luigy, étudiants à l’ IJBA et membres du Club junior du Club de la presse de Bordeaux, a attiré une cinquantaine de personnes, en particulier des étudiants en journalisme et jeunes journalistes.

Pas moins de 40 % des détenteurs d’une première carte de presse quittent la profession au bout de sept ans**. C’est sur ce constat glaçant – qui en dit long sur la santé de l’un des plus beaux métiers du monde – que débute l’enquête* réalisée par le sociologue, chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et ex-formateur au Centre de formation des journalistes (CFJ) à Paris, Jean-Marie Charon, auprès d’une centaine de ces jeunes journalistes, âgés de 23 à 33 ans, qui ont quitté la profession. C’est aussi ainsi qu’a débuté la rencontre organisée par le Club junior du Club de la presse de Bordeaux le jeudi 26 octobre. De quoi saper le moral de l’auditoire, essentiellement composé d’étudiants en journalisme et jeunes journalistes.

Précarité, perte de sens, défiance du public…

Quelles sont les causes d’une telle désaffection alors que le nombre de candidats aux écoles de journalisme est toujours aussi élevé ? Elles sont multiples, indique Jean-Marie Charon, qui a aussi co-écrit « Hier journalistes. Ils ont quitté la profession », paru en 2021 : « Ce métier passion, dont la vocation arrive souvent tôt (dès la classe de 3e), est difficile d’accès et nécessite un cursus d’excellence (IEP, écoles de journalisme, etc.), un énorme investissement personnel et familial, souligne le sociologue.
Très tôt, les journalistes en herbe ont été prévenus que c’est un parcours semé d’embûches mais ils découvrent ensuite des réalités plus compliquées : un fort taux de chômage, la précarité, des revenus bas, une défiance voire une malveillance de la part du public (lors des manifestations mais aussi sur les réseaux sociaux), une perte de sens avec du « bâtonnage » (copier/coller) de dépêches AFP (Agence France presse), du travail de desk, peu voire pas de reportages sur le terrain, des horaires décalés, une cadence effrénée, une hiérarchie verticale qui laisse peu de place à la prise d’initiatives, à la proposition de sujets, la solitude pour les pigistes… ». Bref, c’est le désenchantement. D’autant que la moitié des médias au moins se trouvent à Paris, l’une des villes aux loyers les plus chers d’Europe. Le tout dans un contexte inflationniste…

En 15 ans, 10 % de journalistes de moins en France

« Il y a impossibilité pour les jeunes journalistes à se projeter dans l’avenir, poursuit Jean-Marie Charon. Vers 30 ans, âge pivot, la perception du métier change sensiblement, le doute s’immisce. Certains s’interrogent sur la place du travail et souhaitent trouver un meilleur équilibre avec leur vie personnelle, d’autres perspectives. D’autres se questionnent sur leur pratique du métier : il y a un décalage entre la volonté de faire du journalisme sur un temps long avec des reportages, des enquêtes, et l’information en continu et le web qu’ils doivent pratiquer. »

INOX Charon

Par ailleurs, les médias sont en pleine mutation. « Les géants du numérique (GAFAM) ont siphonné le modèle économique des médias traditionnels, rappelle Jean-Marie Charon : les ressources publicitaires s’effondrent pour les grands médias, en particulier la presse écrite, qui a perdu un tiers de son chiffre d’affaires en quinze ans. Dans la presse régionale, beaucoup de journalistes se demandent si leur journal existera encore demain. La plupart doivent se réinventer pour maîtriser le son, la vidéo, la mise en ligne de leurs articles, etc. »

De quoi décourager. Ainsi, de 2009 à nos jours, « la France a perdu 10 % de journalistes, et les États-Unis et l’Espagne, 30 % », souligne le sociologue, qui ne souhaite pas pour autant décourager la jeune génération. Il esquisse des solutions pour limiter les désillusions : « intégrer un collectif de pigistes pour vaincre la solitude, s’échanger des sujets, monter ensemble des projets de documentaires ou livres ; et, pour les étudiants, réaliser des études en alternance ». « Cela permet d’une part d’ouvrir la profession, trop homogène sociologiquement, à la diversité sociale, aux milieux « défavorisés », enfants d’ouvriers, d’agriculteurs, etc., milite le spécialiste des médias. Cela permet aussi d’apprendre le métier plus concrètement. Même si, prévient-il, alternance ne signifie pas promesse d’emploi ! En sortant de l’alternance, on connaît malgré tout la précarité : les piges irrégulières, la succession de contrats à durée déterminée (CDD), etc. »

Une reconversion vers des univers « plus accueillants »

À écouter l’enquêteur, ceux qui tireraient leur épingle du jeu seraient aussi ceux qui ont une passion (l’informatique, les sciences, la vidéo, les réseaux sociaux, etc.), et peuvent la faire valoir auprès des rédactions.

« Malgré tout, l’usage de médicaments pour se soutenir psychologiquement avant un direct en radio, un plateau de télévision ou pour rédiger un article, est une pratique courante. Et près d’un tiers des personnes interviewées ont fait un burn-out, s’attriste le sociologue, rappelant cependant que son enquête n’a pas valeur statistique et que des biais sont possibles. Toutefois, ce sont bien des signes d’un malaise. »

Il observe aussi que ceux qui ont réussi à se reconvertir (souvent dans la communication, l’enseignement, le numérique ou le marketing…) ressentent certes une frustration mais apprécie leur nouvel univers « plus accueillant », sans parler de la sécurité financière. « Le contexte des rédactions aujourd’hui n’est pas accueillant et le management trop vertical, avec, souvent, une discrimination liée à l’âge, comme le décrit la journaliste Salomé Saqué dans son livre « Sois jeune et tais-toi » », déplore le sociologue.  

De plus beau métier du monde, le journaliste serait-il en passe de devenir un métier en voie de disparition ? L’enquête, qui se poursuit avec des chercheurs belges et suisses, nous le dira peut-être.

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Texte : Florence Heimburger, journaliste et secrétaire générale adjointe du Club

Merci au Club Junior : Emma Guillaume, Luigy Lacides et Paul-Hugo Guilloton pour l’organisation et l’animation de cet échange.



Revivez la rencontre en replay en cliquant ci-dessous ou via le lien suivant : https://youtu.be/xcAXTgK0CLs

Pour aller plus loin :

*« Jeunes journalistes – L’heure du doute » de Jean-Marie Charon, éd. Entremises, 140 p., 11,95 €.

** Étude réalisée par Samuel Bouron, sociologue des médias, maître de conférences à l’université Paris-Dauphine pour l’Observatoire des métiers de la presse – AFDAS.

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