Nouveau sur le site du Club : les billets d'humeur "En Aparté". Chaque mois, la parole est à nos adhérent·e·s journalistes, qui s'expriment sur leur vision de la profession de l'information.
« L’extrême droite élue par les médias » : provocateur, ce titre d’un article de Contre attaque, un site d’extrême gauche, s’appuie sur l’étude d’une plateforme de veille médias, Tagaday, sur l’exposition des candidats aux européennes en mai 2024. Elle a dénombré 17 309 mentions de Jordan Bardella, loin devant Raphaël Glucksmann (11 832 mentions), lui-même loin devant quatre autre candidats (dans l’ordre, Marion Maréchal, François-Xavier-Bellamy, Valérie Hayer et Marie Toussaint) entre 5 300 et 5 800, suivis par Manon Aubry avec moins de 4 000 occurrences. Conclusion de l’article : « Les médias publics et privés ont quasiment réussi à imposer, dans l’ordre, les résultats des élections. Avec une telle couverture, Bardella ne pouvait qu’être premier. Un paillasson aurait eu le même résultat. »
Un brin exagérée – malgré l’attention portée à Raphaël Glucksmann, un « nouveau Macron », selon les termes de l’article, cela ne l’a pas empêché d’arriver derrière la candidate Renaissance, ni la liste LFI de finir à la quatrième place -, l’analyse interpelle. Elle renvoie en effet à d’autres observations, faites notamment par Arrêt sur images, sur la couverture médiatique de la campagne du RN, en particulier par les chaines de télévision, privées comme publiques.
Ce traitement, qui a fait l’objet d’un débat éclairant lors du récent Festival Imprimé à Cenon, se caractérise par deux aspects : d’abord, la complaisance envers le « culte de la personnalité » artificiellement construit par le parti d’extrême droite, présentant Jordan Bardella comme une « rock star » adulée par ses fans ; ensuite, la dépolitisation de cette campagne, où les idées et les propositions sur l’Europe – a priori le sujet de l’élection – sont éclipsées au profit de la guerre des chefs 100% hexagonale.
Certes, les médias ne sont pas seuls à incriminer. Les états-majors politiques sont en première ligne, à commencer par celui de la majorité, qui depuis des années tentent de mettre en scène ce duel dans lequel le président de la République serait le seul rempart contre l’extrême droite ; ou, à gauche, à monter en épingle des divisions pourtant loin de celles en vigueur pendant la guerre froide.
Mais n’est-ce pas France 2 qui a organisé un face-à-face Gabriel Attal-Jordan Bardella, suscitant la colère de toutes les autres têtes de liste ? Les médias du groupe Bolloré ne relaient-ils pas complaisamment les discours identitaires et les campagnes haineuses de l’extrême droite, malgré 43 rappels à l’ordre de l’Arcom depuis 2012, et la demande du Conseil d’Etat de veiller au respect du pluralisme sur CNews, devenue première chaine d’ « information » en France, mais aussi premier « média d’opinion » ? Les réseaux sociaux (notamment X et Tik Tok), ne sont-ils pas régulièrement mis en cause pour leur peu d’empressement à endiguer la désinformation, alors qu’ils sont devenus le premier canal d’info pour la jeunesse ?
Le séisme des européennes pourrait entraîner d’autres répliques plus dangereuses encore pour les libertés publiques. Une des premières annonces du RN au lendemain du scrutin a été qu’il privatiserait l’audiovisuel public dès le mois de juillet s’il gagnait les législatives. De Cash investigation au Grand dimanche soir, de la Cellule investigation de Radio France aux locales de France 3 et France Bleu, nos médias publics sont un des derniers espaces d’indépendance et (quelque fois) d’impertinence. La dérive illibérale constatée ailleurs en Europe laisse craindre d’autres restrictions sévères au droit d’informer, alors que le RN fait déjà le tri entre bonne et méchante presse. Et les belles idées issues notamment des Etats généraux de la presse indépendante (contre la concentration des médias, pour l’indépendance des rédaction au sein des entreprises…) ne risquent pas de se concrétiser.
Le score écrasant des extrême-droite doit pousser les médias que nous sommes et représentons à nous interroger sur notre part de responsabilité dans ce moment historique. Chaque journaliste localier doit se questionner sur les angles par lesquels il traite l’extrême droite et ses représentants, qui ne peuvent être tout à fait considérés comme des femmes et des hommes politiques comme les autres. Chaque média doit faire son mea culpa sur son positionnement envers des opinions contraires aux valeurs humanistes. Mais les autorités doivent aussi se demander pourquoi l’éducation aux médias reste aussi balbutiante, alors que le passage à l’information numérique entraîne une rupture dans la transmission des habitudes culturelles entre les générations au sein des familles. Et que dans celles-ci, les personnes qui ont directement souffert de la barbarie nationaliste ne sont plus là pour en témoigner.
Simon Barthélémy, co-Président du Club de la Presse de Bordeaux Nouvelle-Aquitaine