
Entre intelligence artificielle, influenceurs et défiance envers les médias traditionnels, les Assises du journalisme de Tours ont mis en lumière les dangers d’un espace numérique hors de contrôle.
À l’heure où les réseaux sociaux deviennent le principal canal d’informations pour plus d’un tiers des Français, la manipulation des faits atteint une ampleur inédite. Comment, alors, lutter sans fuir se sont demandés plusieurs acteurs de l’information réunis lors de l’Agora, la table-ronde des Assises du journalisme animée par Steven Jambot, journaliste à RFI, producteur de l’émission L’atelier des médias ?
« La perte de contrôle technologique est l’une des pires menaces qu’affronte l’humanité. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés. » C’est par ces mots du défunt Christophe Deloire, ancien secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), que s’est ouverte l’Agora. Une phrase lourde de sens à l’heure où la désinformation se diffuse à une vitesse fulgurante.
« Si vous pensez que la situation est grave, elle est bien pire que ce que vous imaginez », a alerté l’un des participants à l’ Agora, David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po. Selon lui, l’intelligence artificielle a transformé la fabrique du faux. « Le coût pour produire de la désinformation en masse est devenu nul grâce à DeepSeek, l’IA chinoise », a-t-il expliqué. Jamais il n’a été aussi simple de générer, amplifier et rendre virales des contre-vérités.
Mais l’IA n’est pas seule en cause. « Il y a une séduction malsaine pour des dictateurs et des démocrates illibéraux qui entretiennent la défiance envers les journalistes », a dénoncé le directeur général de Reporters Sans Frontière(RSF), Thibaut Bruttin. Cette défiance, savamment orchestrée, érode peu à peu la confiance du public envers les médias traditionnels et alimente un climat délétère pour les professionnels de l’information.
Influenceurs et mésinformation : la défiance change de visage
Le scepticisme croissant à l’égard des médias profite à d’autres acteurs : les influenceurs. Là où les journalistes sont perçus comme des figures institutionnelles, eux apparaissent comme des visages familiers, accessibles et incarnant une proximité qui rassure. Donald Trump l’a bien compris en contournant la presse pour s’adresser directement à des créateurs de contenus acquis à sa cause.
Elon Musk, de son côté, alimente ce rejet des médias traditionnels en les présentant comme des « chiens de garde anti-liberté d’expression ». En renforçant cette fracture, il contribue à une redéfinition de la hiérarchie de l’information où la viralité prime sur la véracité, a estimé directeur général de RSF. Résultat : les réseaux sociaux deviennent un terrain propice à la mésinformation, où le mensonge par omission s’impose comme une norme. Pourquoi relayer une vérité qui ne sert pas ses intérêts quand il est si simple d’en façonner une autre ?
Face à ce raz-de-marée, certains journalistes se retirent des réseaux sociaux, épuisés par le cyberharcèlement et la défiance généralisée. Une erreur, selon Peter Limbourg, PDG de la Deutsche Welle (DW) : « YouTube est une plateforme importante. Elle nous permet de toucher des pays où nos médias sont bloqués. TikTok est plus problématique, mais il faut rester là où ça fait mal. Si on quitte les plateformes, on les laisse aux idiots et aux personnes mal intentionnées. »
L’enjeu n’est donc pas de fuir, mais de reconquérir ces espaces numériques en y affirmant une information rigoureuse et accessible. Il s’agit de redonner de la visibilité aux médias de qualité pour rétablir un rapport de force face à la désinformation.
Quelles solutions pour une presse offensive ?
Pour enrayer cette spirale, plusieurs pistes émergent, présentées par des participants de l’Agora où étaient notamment représentés les syndicats SNJ (Syndicat national des journalistes), SNJ-CGT, CFDT Journalistes, les éditeurs (Ouest-France, Le Figaro, APIG), sociétés de journalistes (Les Echos) et les ONG/associations (Reporters sans frontières), l’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp).
Parmi les idées avancées, d’abord, un soutien renforcé de l’État aux médias, non comme une faveur, mais comme un impératif démocratique face à l’autocratie numérique qui détourne la liberté d’expression à son profit. Il en va de la survie d’une presse capable de remplir son rôle de contre-pouvoir.
Ensuite, une attitude plus ferme à l’égard des plateformes. Plutôt que de céder aux pressions des géants du numérique, les autorités doivent imposer des régulations strictes, quitte à sanctionner lourdement, voire bloquer, les réseaux sociaux récalcitrants sur leur territoire.
Enfin, la presse elle-même doit innover pour restaurer la confiance du public. Pourquoi ne pas ajouter un sixième « W » au traditionnel « Who, What, When, Where, Why » du journalisme ? Un « Who’s behind » qui clarifierait la provenance et les intérêts derrière chaque information, afin d’en garantir la transparence.
Loin d’être une fatalité, la manipulation de l’information doit être combattue avec lucidité et détermination. À l’ère du chaos numérique, la presse ne peut plus se contenter d’être un rempart : elle doit redevenir une force offensive.
Texte : Aurélien Cardot, étudiant en journalisme à l’EFJ de Bordeaux
Photo : Gaëlle Ginibrière (vice-présidente du Club de la presse de Bordeaux-Nouvelle-Aquitaine)