La dérive d’un traitement factuel de l’information vers l’expression d’une opinion dans le paysage médiatique est impossible à considérer sans analyser le rôle des chaînes d’infos en continu. Et qui dit infos en continu est tenté de dire CNews, Bolloré, Arcom… Compte-rendu d’une discussion qui dérive naturellement.
Le soleil de juillet, l’environnement bucolique de Couthures-sur-Garonne et la sérénité qui caractérise l’organisation du FIJ ne suffisent pas toujours à faire oublier le contexte politico-médiatique pesant. Alors quand on pose la question « L’opinion a-t-elle pris trop de place dans les médias ? » un 12 juillet 2024, il est inenvisageable d’y répondre sans considérer la séquence électorale qui s’achève tout juste.
Cette séquence électorale Jean-Michel Aphatie (journaliste et éditorialiste à Quotidien) la décline de manière catégorique : « La campagne européenne s’est bien passée, c’est la campagne législative qui s’est mal passée, évidemment. La raison en est simple : la dissolution tient du psychiatrique plutôt que du politique et de ça, le journaliste ne peut être tenu responsable. » Partant de là il souligne que les outils de la modernité qui « changent tellement peu de choses » créent tout de même « une facilité de dire qui encombre la démocratie ».
Ensuite c’est Tristan Waleckx (journaliste et présentateur de Complément d’enquête) qui prononce en premier le nom qui planait sur la discussion avant même qu’elle débute : « Dans le paysage médiatique et politique, on doit considérer le rôle prépondérant des médias Bolloré qui constituent un acteur inédit dans le PAF ». Une rupture qui impose « un examen de conscience aux médias français », d’après Carine Fouteau (présidente et directrice de la publication de Mediapart), « le groupe Bolloré a dicté le ton et cadré le débat et les autres médias se sentent obligés de réagir. A tel point que Bolloré prend le pouvoir sur l’ensemble de la sphère médiatique. »
Au-delà du cadre des élections, Carine Fouteau considère que « la bascule est à présent totale » et de se rappeler qu’il y a peu de temps « la majorité des médias considéraient le RN comme un parti à part, ligne que nous avons conservée à Médiapart. Résultat, on constate un déport de l’ensemble du système vers la droite et l’extrême droite ».
Autre suite logique, la question posée de la neutralité des journalistes, à laquelle Carine Fouteau répond sans bégayer : « Nous nous considérons comme des acteurs de la société civile, habités par un engagement, que je distingue d’un militantisme. Cet engagement porte des valeurs, qui, en clair, sont inscrites dans l’article premier de la Constitution française. »
Tristan Waleckx assume une pratique du métier différente : « j’interviewe des représentants du RN et je comprends qu’on refuse de le faire. C’est un signe de pluralité dans le paysage médiatique français, qui est une caractéristique importante. Mon expérience témoigne que l’on peut les interviewer de manière objective et cela peut permettre de révéler leurs limites. »
Jean-Michel Aphatie décide alors de faire un pas en arrière pour une remise en contexte : « Aujourd’hui le groupe Bolloré est un acteur légal de la démocratie. Ce qui me pose un problème bien plus important c’est l’influence qu’Éric Zemmour, condamné pour racisme, a exercé pendant toutes ces années sur le débat public, encore plus quand c’était sur une chaîne de service public comme France 2. Il a pu entreprendre un travail intellectuel raciste qui a participé à forger les évolutions de la société. Et là le journaliste a une responsabilité. »
Qui influence qui ?
Dans ce débat de praticien, Géraldine Muhlmann (agrégée de philosophie et de science politique) vient apporter une approche plus universitaire : « Je ne considère pas qu’il y ait une faillite des médias. Car en réalité, ce n’est pas Bolloré qui donne le ton, c’est le RN qui est à 30%. Les médias influencent peu les gens, c’est l’inverse qui se passe. Que ça plaise ou non, il est normal que les thématiques qui mobilisent 30% de l’électorat soient particulièrement présentes dans les médias. Dans ce contexte les journalistes font ce qu’ils peuvent. On n’imagine trop le public comme un page blanche sur laquelle les puissances médiatiques seraient capables d’écrire à leur guise. Les études ne démontrent pas ça. Même quand une thématique est imposée, on n’est jamais garanti de la manière dont elle sera reçue par le public. »
La question reste donc entière, de savoir si l’importance accordée aux opinions dans les médias est hypertrophiée. Aucun doute en revanche sur la place qu’occupe le groupe Bolloré dans les débats journalistiques.
Texte : Jordi Lafon, journaliste et membre actif du Club
Photo : Club de la Presse de Bordeaux Nouvelle-Aquitaine